Jeune adulte je découvrais L’Abécédaire de Gille Deleuze, un entretien filmé de huit heures sous forme de questions, a priori légères, qui abordent en profondeur la pensée de ce philosophe hors pair et si proche de la vie ordinaire. Fascinée par sa vision, touchée par cette voix hypotonique et cette main à l’ongle démesurément long, je me suis mise en quête de ses ouvrages. J’en ai acheté beaucoup, fini aucun. J’ai accepté l’idée de piocher çà et là, un bout de phrase, une réflexion, un concept. Le sens m’échappait parfois mais persistait une image, une direction possible. Je me perdais dans ses mots que je relisais plusieurs fois… j’accédais aux plis de sa pensée et cela me réjouissait. C’est ainsi que j’ai découvert Le Pli ce livre dont le seul titre vous balade toute une vie. Difficile de ne pas rapprocher draPeau, la sublime série de peintures à l’huile de Cirrus, de cet inventeur de concepts pops. L’artiste a peint neuf huiles de format moyen (45×55 cm) représentant un zoom sur le drapeau français et ses huit pays et principautés limitrophes. Si au premier abord le symbole patriotique s’impose à nous, très vite nous sommes happés par les plis sensuels de ces étoffes. Le point de vue choisi par l’artiste et sa remarquable maîtrise de la peinture nous ramènent aux origines de l’histoire de l’art. Alors que le drapeau constitue un repère fondamental dans la notion de patrie, Cirrus a privilégié la forme plastique de l’étendard au moment où celui-ci est au sol. Blasphème ? Depuis 2010, un décret est venu modifier le code pénal français qui inscrit l’outrage au drapeau comme une incrimination spécifique. Certains préfets insistent pour que le « premier emblème national » soit manipulé avec respect et ne touche jamais le sol. La prouesse de Cirrus est de sortir le drapeau de son seul contexte identitaire. Le symbole fort de l’identité nationale disparait derrière des siècles d’histoire de l’art en s’attardant sur l’étoffe et le plissé. Le drapé concerne toutes les époques et toutes les civilisations depuis l’Antiquité gréco-romaine. Il incarne à lui seul le vocabulaire des beaux-arts : profondeur, volume, jeux d’ombre et de lumière. Académique avec les grands maîtres de la Renaissance, le pli continue de fasciner les artistes modernes et contemporains, en témoigne la remarquable exposition du musée des Beaux-Arts de Lyon en 2020, Drapé. Aujourd’hui, la drapperie ne cherche plus à dissimuler certaines parties du corps. Et même si le motif est autonome, comme dans les peintures de Cirrus, il subsiste une grande sensualité dans le mouvement des étoffes. L’intemporelle force expressive du drapé allie la fascination au mystère. L’aspect technique de la réalisation, avec une parfaite maîtrise de la peinture à l’huile et un sujet qui a traversé toute l’histoire de l’art, place l’artiste dans la lignée des grands maîtres. Au-delà de ce tour de force, Cirrus, avec sa série draPeau, prolonge une fascination historique pour l’emblème tricolore. Ces neufs petits tableaux l’inscrivent parmi ces figures majeures de l’art contemporain qui réussissent à s’emparer des représentations normatives de notre monde pour offrir une vision singulière, poétique ou critique. Mélanie Bellue « Le drapeau mis au sol donne à voir les plis de la matière, le tableau placé au mur donne à voir les plis de l’âme. »Cirrus
CIRRUS, draPeau (détail), 2020 peinture à l'huile sur toile de lin, marouflée sur panneau de bois, 46 x 65cm
Cirrus, vue d'atelier, préparation de l'exposition draPeau à LHOSTE, septembre 2022