« De Dieppe, je ne connais rien. Ni la situation géographique, ni l’histoire. Avant ma rencontre avec Sébastien Abot, je ne savais rien de cette ville. Et la première image qui m’en est parvenue est celle de son port peint par Turner vers 1826. Sébastien m’expliqua alors que sur la façade de l’Hôtel d’Anvers représenté à droite, le peintre anglais y avait ajouté deux colonnes de style néo-classique. Pourquoi ? On ne le saura jamais, mais dans les années 1990, au moment de son inscription sur la liste des monuments historiques, le nouveau propriétaire de l’hôtel décida de faire rajouter lesdites colonnes imaginées par Turner.
De la même manière que les responsables du restaurant le Café la nuit à Arles voulurent peindre la façade du restaurant en jaune pour mieux se rapprocher du célèbre tableau de Van Gogh, alors que cette teinte lumineuse n’était dûe, en réalité, qu’à la réverbération des lumières de la ville… Ainsi donc, nos réalités se laisseraient modifier par les peintures. Alors voilà que l’art permettrait d’interférer avec le futur alors même qu’il demeure l’un des biais par lequel les humains se souviennent. Et je sais que Sébastien Abot est de mon avis, car il a insisté pour que je retienne l’idée selon laquelle il fait de la peinture pour se souvenir. Mais on ne m’empêchera pas de croire qu’il peint également pour l’avenir, pour survivre.
Sébastien Abot a bientôt cinquante ans et dessine et peint depuis plus de trente-cinq ans. Il a grandi à Dieppe, vécu à Manchester, vu les grands peintres anglais à Londres, puis est venu s’installer à Arles il y a plus de dix ans à présent. L’ensemble de sa pratique picturale s’articule autour d’un voyage répété entre trois grandes destinations: la Normandie, la Provence et ses souvenirs. De la Normandie, Sébastien Abot conserve le vert gras et les maisons en forme de dessins d’enfants. De la Provence, il aime la mer et les zones de bout du monde. De ses souvenirs, il préserve les objets, les émotions et la tendresse. C’est ainsi que l’artiste crée des peinture dont l’apparente simplicité conceptuelle vient nous duper, alors même que sa virtuosité technique vient nous happer. Mais il n’y a rien de simple dans la pratique de Sébastien Abot, à commencer par les étapes de travail.
Il dit lui-même qu’il « observe instantanément et qu’il dessine vite », ce qui lui permet ensuite de réaliser ses «crobards». Parfois il prend en photo un lieu qui lui plaît. Ou alors c’est sur internet qu’il va chercher les images qui l’intéressent. Ses premières ébauches, l’artiste les réalise sur de grandes feuilles blanches, sur lesquelles il trace de petits rectangles où viennent se loger les esquisses. Puis, il réalise ensuite sur toile des études, celles-là même qui deviendront, ou pas, les peintures finales. Car terminer une œuvre pour Sébastien Abot n’est pas un processus évident. Souvent il frotte, ponce, efface et repeint. Il rajoute des touches de couleurs pour arriver précisément à ce qu’il souhaite. Parfois, il reprend des peintures réalisées il y a plus de vingt ans afin d’obtenir la juste composition, l’idéale palette, en noir et blanc ou alors colorée. Puis parmi les grandes étapes de travail de Sébastien, il y a bien sûr les cadrages qui n’ont rien à envier à la photographie dont l’artiste dit à demi-mot que c’est un médium qui l’intéresse mais à titre documentaire. Comme je le comprends.
Vivant tous les deux à Arles, nos états de résistances artistiques passent par une forme d’opposition farouche à la photo dont on connaît le pouvoir de séduction, mais de laquelle on se détourne par jalousie, par méfiance ou par fidélité à la peinture. Les points de vue choisis par Sébastien Abot placent le spectateur dans différentes postures et l’autorisent à entretenir divers rapports aux espaces et aux objets représentés. Devant le tableau d’une station-essence, nous ne serons que passants, devant la balançoire nous redevenons enfants et en regardant la zone périurbaine sous la neige, nous sommes oiseaux. Cette diversité des regards fait écho à la diversité des sujets choisis par l’artiste qui se livre principalement à la représentation de paysages ou d’objets, mais qui évacue la figure humaine, considérant que d’autres font déjà cela très bien.
Les peintures de Sébastien Abot sont celles d’un homme entre plusieurs territoires, plusieurs époques. Fasciné par le Nord mais ancré au Sud, employant des mots d’argot et aimant sincèrement la mécanique des machines agricoles et des trains, mais personnellement en prise avec des problématiques et interrogations actuelles telles que la gentrification ou les incendies de forêts. Sébastien observe les zones pavillonnaires, les alimentations générales et les bornes SOS des autoroutes et se dit que tout cela est quand même joli, que tout cela a le droit à la représentation, car cela fait partie de notre présent, de notre monde, et qu’un jour peut-être, on les oubliera.
On oubliera qui était là. Comme dans son tableau Fin de repas en Normandie (2020), dont on ne perçoit que les traces de l’après-événement. Le peintre nous laisse imaginer les conversations bruyantes, les blagues jaillis- santes mille fois répétées, les chevilles qui se cherchent sans oser se regarder, l’alcool qui chauffe les joues quand il fait encore frais. Dans ce tableau, on soupçonne l’odeur de l’humidité et celle des légumes servis un peu brûlés. On distingue très clairement les deux, trois corps qui se lèvent d’un coup pour brancher de la musique et tenter de faire danser les autres. On voit les mains qui touchent des joues, des doigts qui écrasent des cigarettes, on imagine la tendresse, les sourires et les ventres rebondis. On entend les amis, les joies de la vie loin des crises, loin des pénuries, loin des chutes, loin des alertes, loin des guerres. La touche duveteuse des Nabis m’a toujours donné envie de vivre dans un tableau de Vuillard. Dorénavant, ce sera aussi dans les tableaux de Sébastien Abot que je passerai vivre.